Chimiothérapie: les dégâts sur le cerveau

cerveau

Lorsque le cancer s’attaque au corps, dans bon nombre de cas, la chimiothérapie s’impose pour l’éradiquer. Si elle se montre souvent radicale contre les cellules cancéreuses, il en est de même sur les cellules saines… Parmi elles, celles du cerveau, provoquant des troubles cognitifs. C’est ce que les spécialistes appellent le « chemobrain ».

 Anne vient de sortir d’un long traitement contre un cancer du sein, qui a nécessité une mastectomie (ablation d’un sein), chimiothérapie et radiothérapie. « Pendant la chimio, j’étais tellement fatiguée, usée, que je trouvais normal de ne plus être capable de m’exprimer correctement, de ne plus retrouver les mots justes, d’oublier bon nombre de choses qui m’étaient arrivées, que l’on m’avait dites. Mon entourage en riait, et moi aussi, d’ailleurs… Je me suis surnommée ‘Dory’, comme ce poisson qui oublie tout dans ‘Nemo’, histoire de dédramatiser… Mais voilà plus de six mois que la chimio est terminée, et mes capacités intellectuelles ne sont pas revenues ; cela commence à m’inquiéter… D’autant que j’ai repris le travail, et qu’il est difficile d’être efficace dans de telles conditions ! »

Jusqu’à 75% de femmes concernées

Ce témoignage n’est pas une situation exceptionnelle… « Il n’est pourtant pas encore possible de déterminer rigoureusement la proportion de personnes atteintes d’un cancer et traitées par chimiothérapie qui développent ces troubles cognitifs. Comme les études ne se basent pas sur les mêmes évaluations, mélangent des patients très différents, recevant des produits tout aussi différents, on estime que la chimiothérapie peut induire des troubles cognitifs modérés chez 15 à 75% des femmes traitées par chimiothérapie pour un cancer du sein… », regrette Sandrine Vandenbossche, neuropsychologue spécialisée en psycho-oncologie qui travaille dans le réseau du Chirec, à Bruxelles. Elle s’est passionnée pour cette question il y a huit ans lorsqu’elle découvre les recherches sur le sujet en travaillant à l’Institut Bordet.

Un effet stress post-traumatique du diagnostic

Des études ont démontré que, outre les traitements, l’annonce même du diagnostic de cancer pouvait aussi entraîner des troubles cognitifs : « Des études transversales menées avant, pendant et après le traitement contre le cancer montrent que 20 à 30% des patients présentaient des troubles neurologiques avant même la chimio. L’hypothèse la plus plausible serait un effet de stress post-traumatique, lié à l’état de choc après l’annonce. » (1)

Par ailleurs, d’autres éléments peuvent également expliquer les troubles, comme l’anxiété ou la dépression qui peuvent suivre pareille épreuve. Ils seraient présents chez près d’un patient sur 5 avant le traitement, retombant à moins de 5% 12 mois après la fin des traitements. (2)

Un malade sur deux ?

Avec des collègues de l’Université de Rouen et de Caen, Sandrine Vandenbossche a interrogé 551 patients traités pour cancer, en majorité du sein. Une majorité était sous chimio. « 41% d’entre eux se plaignaient de troubles de la mémoire, 26% de problèmes de concentration et 19% de troubles de l’attention. Au final, 52% des patients souffraient d’au moins l’un des trois troubles. Parmi eux, 80% considéraient que la prise en charge de ces symptômes était primordiale et 70% étaient prêts à participer à des ‘ateliers’ pour les aider à surmonter ces troubles. » (3)

Cependant, ce phénomène pourrait être encore sous-estimé : « Le but du traitement est la rémission ou la guérison ; les troubles cognitifs sont dès lors passés sous silence lors des consultations, car pesant peu lourd par rapport au pronostic vital ! Les patients n’osent pas trop s’en plaindre… » Néanmoins, ce phénomène est de plus en plus documenté et commence à éveiller l’intérêt des oncologues et des chercheurs qui publient depuis quelques années des études scientifiques sur la question. « Ces études concernent surtout les femmes atteintes de cancer du sein, car leur taux de survie est le plus important ; elles retournent alors à la vie quotidienne d’avant cancer et peuvent comparer leurs performances. »

Cause inexpliquée

Mais de quelles plaintes parle-t-on ? « Les personnes qui viennent consulter constatent qu’elles présentent des troubles de l’attention, elles ne parviennent plus à se concentrer sur une conversation, sur une lecture, etc. Elles ne mémorisent plus non plus ce qu’elles lisent, ce qu’on leur a dit… Leur vitesse de traitement de l’information est ralentie et elles éprouvent des problèmes dans les fonctions exécutives (comme la prise de décision, l’inhibition…). Même légers, ces troubles peuvent invalider la vie professionnelle aussi bien que la vie quotidienne. »

Les plaintes existent, mais l’explication n’est pas encore trouvée. « Auparavant, on remettait tout sur le dos de la fatigue due au traitement. Mais depuis peu, on a démontré que certains agents chimiothérapeutiques avaient des effets neurotoxiques parce qu’ils passaient la barrière hémato-encéphalique. Et certains ont plus d’effets que d’autres », poursuit Sandrine Vandenbossche. Par ailleurs, les traitements qui doivent être poursuivis à long terme par la suite, comme l’hormonothérapie, peuvent aussi conduire à des troubles : 1 femme sur 8 sous hormonothérapie s’en plaint (4).

En 2009, Sandrine Vandenbossche a passé en revue la littérature et constaté que les effets étaient également liés à la dose de chimio : les femmes qui avaient reçu les doses les plus fortes étaient plus de 8 fois plus nombreuses à se plaindre de troubles cognitifs que celles qui n’en ont pas reçu, et 3,5 fois plus nombreuses que celles qui avaient reçu des doses moindres (5).

Batteries de tests

Si certains centres spécialisés dans le traitement du cancer tentent de prendre ces troubles en charge, encore faut-il sensibiliser les patients sans pour autant créer de stress. Et puis il faut aussi disposer des ressources en personnel qualifié et des bons outils d’évaluation… « Il n’existe pas de tests spécifiques. Chacun utilise des tests classiques, non adaptés au chemobrain en particulier, mais qui passent en revue les aptitudes qui sont généralement mises à mal. Il est donc possible de passer une série de tests. Le souci, c’est qu’il n’est pas possible de comparer les résultats avec les capacités d’avant diagnostic… aussi, un patient qui sent que ses capacités ont diminué peut, selon les résultats des tests réalisés, être malgré tout dans la moyenne. Mais peut-être était-il largement au-dessus avant la maladie, et sent tout de même une différence… Idéalement, il faudrait passer ces tests au moins avant les traitements, après et encore quelques mois après la fin des traitements, pour évaluer la récupération », estime Sandrine Vandenbossche. Récupération qui a lieu en moyenne dans les 3 à 6 mois qui suit la fin des traitements. Mais des séquelles peuvent persister à plus long terme : « Chez certains patients, même 5, 10 ou 20 ans après le traitement par chimiothérapie, on constate par IRM fonctionnelle une diminution de la densité de la substance blanche et de la substance grise. Par contre, il est intéressant de voir que la plasticité du cerveau joue : il va utiliser d’autres régions pour réaliser une même tâche, afin de compenser celle qui a été lésée par les traitements. Cela requiert plus d’énergie, mais permet de continuer à fonctionner ! »

Stimuler, encore !

Face à ces troubles, que faire ? « Dans un premier temps, si l’on a des problèmes pour traiter les informations, à être multitâches, il faut accepter de prendre le temps, et faire moins de choses en même temps, mieux établir les priorités, se fixer des objectifs réalistes, écouter son niveau d’énergie (on est plus efficace le matin ? On réalise les tâches les plus exigeantes à ce moment-là !), s’organiser différemment. Il est aussi possible d’exercer les fonctions qui coincent, soit en séance chez un psychologue spécialisé, soit seul. Cela peut passer par des jeux de société qui font travailler la concentration, la rapidité d’exécution, etc. Pour aider à être plus attentif, il ne faut pas craindre de se lancer des défis, comme apprendre une langue ou un instrument, s’instruire ou tout simplement être attentif au moment que l’on vit, se concentrer sur les couleurs du jardin, s’obliger à analyser les bruits, les sensations que l’on ressent. La pleine conscience est alors bien utile. » Mais que l’on ne s’inquiète pas trop : l’anxiété génère des troubles cognitifs, et lance une spirale négative ! Il est donc bon de garder à l’esprit qu’il est possible de récupérer !

Références :

1. J Natl Cancer Inst (2015) 107(7) : djv099.

2. Cogn Ther Res (2015), 39 :51-60.

3. Bull cancer 2013 ; 100 : 223-9.

4. Revue de Neuropsychologie 2010/3 (vol 2) : 250-254. www.cairn.info/revue-de-neuropsychologie-2010-3-page-250.htm

5. Bull Cancer vol. 96, N°2, février 2009 239-248